Quand Dieu demande l’impensable

Église Unie St-Pierre et Pinguet https://www.stpierrepinguet.org/wp

Photo : Günther Gilligen, sur Pixabay

Il y a six ans, l’Église Unie a réalisé un sondage auprès des paroisses proposant trois modalités d’affiliation à l’Église. Parmi les options, il y avait la possibilité que des personnes très impliquées et engagées activement dans les activités de l’Église, mais n’ayant pas été baptisées, puissent en devenir membres à part entière. Les réactions au conseil paroissial de Saint-Pierre ont été unanimes : c’était non. Après tout, une Église existe autour de la foi en Dieu et en Jésus, foi qui dès les origines au lendemain de la Pentecôte, a été manifestée et célébrée par le baptême. C’est sans doute comme une évidence pour vous, comme pour les membres du conseil, n’est-ce pas?

Pourtant, depuis, la chose n’a pas cessé de me travailler. Elle me fait sans cesse repenser aux deux récits de ce matin: celui de Simon-Pierre avec sa vision de la nappe et celui de la rencontre de Jésus avec la femme cananéenne. Pour les premiers disciples de Jésus, les Douze et les autres, il était impensable d’envisager que quelqu’un puisse s’inscrire dans l’histoire du salut, histoire de l’alliance de Dieu conclue avec Abraham, puis sous la médiation de Moïse, sans accepter le signe de la circoncision et l’observance de la Loi mosaïque, qui font encore aujourd’hui partie de l’ADN du judaïsme.

Comme Jésus et les premiers disciples, la communauté chrétienne au sein de laquelle et pour qui l’évangile de Matthieu a été rédigé était d’origine juive. Aussi, Matthieu s’est-il ingénié à agencer les éléments reçus de la tradition orale et de l’évangile de Marc pour faire ressortir le jeu des continuités et des ruptures dans la nouvelle aventure spirituelle que constituait le christianisme naissant.

Matthieu reprend donc de Marc le récit de la guérison de la fille d’une femme qui vivait près de Tyr et Sidon, dans l’actuel Liban, mais en y ajoutant deux notes de son cru. D’abord, il nous informe dès le début que la femme est cananéenne, donc pas juive, ce que Marc ne disait que plus loin dans son récit. Puis, il fait dire à Jésus qu’il n’a été envoyé qu’« aux brebis perdues de la maison d’Israël ». Cette expression – les brebis perdues de la maison d’Israël – ne se retrouve qu’à un autre endroit dans l’évangile de Matthieu et nulle part ailleurs dans le Nouveau Testament. C’est lorsque Jésus envoie les Douze en mission. Il leur dit : « Ne prenez pas le chemin des païens et n’entrez pas dans une ville de Samaritains; allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d’Israël » (10,5-6).

Au récit de Marc, Matthieu ajoute encore la parole de Jésus à la femme : « Grande est ta foi! ». Dans la foi de cette femme, Jésus a su reconnaître que le Dieu sauveur était à l’œuvre en elle. Et c’est en raison de cette foi qu’il va surmonter l’obstacle qui, à cause de son éducation et de son milieu, lui faisait jusqu’alors limiter au peuple juif la conscience de sa mission. C’est le début d’une ouverture qui culminera dans les derniers mots du ressuscité, chez Matthieu toujours, et chez Matthieu seulement : « Allez! De toutes les nations faites des disciples » (28,19).

Les premiers chrétiens ont éprouvé beaucoup de résistance à accepter cette ouverture. Presque toutes les lettres de Paul, en particulier les lettres aux Galates et aux Romains, montrent à quel point ceux que les exégètes nomment les « judaïsants » ont été actifs et militants au sein de l’Église primitive, se réclamant souvent de Pierre, le leader du groupe des Douze. D’accord pour l’ouverture, disaient les plus modérés, mais à la condition que les non Juifs qui veulent devenir chrétiens se fassent circoncire et s’engagent à respecter la Loi de Moïse. Les plus stricts, de leur côté, allaient jusqu’à exiger que les chrétiens non circoncis prennent leurs repas à part des chrétiens circoncis (Ga 2,11ss), repas qui, comme nous le savons, est l’ancêtre du culte de communion que nous célébrons.

De son côté, dans son écriture des Actes des apôtres, Luc emploie tout son talent pour illustrer et défendre l’ouverture aux non juifs, aux incirconcis. Ayant fait de Simon-Pierre le personnage central de la première partie des Actes, c’est à lui, et non à Paul, qu’arrivé au chapitre 10, il attribue l’initiative de baptiser les non juifs. Mais tout comme Jésus a eu besoin de reconnaître dans la foi de la femme païenne l’appel à surmonter ses convictions premières, de même Simon-Pierre a eu besoin de la vision de la nappe où ce qui est en jeu, ce n’est pas la circoncision, mais le régime alimentaire des juifs qui distingue ce qu’on peut manger et qui est licite, le casher, de ce qui est interdit. « Jamais de la vie! » proteste-t-il à l’ordre qui lui est donné de manger même des viandes interdites. La réponse divine est sans nuance : « Ce que Dieu a rendu pur, ne vas pas, toi, le déclarer impur ».

Il est donc arrivé que Dieu fasse du neuf. Que des circonstances nouvelles surviennent, semblables à du vin nouveau qu’il faut impérativement mettre dans des outres neuves, car si on le mettait dans des outres anciennes, il les ferait éclater et le vin serait perdu, pour reprendre une comparaison de Jésus à propos d’une autre pratique juive traditionnelle, le jeûne, que les premiers chrétiens ne pratiquaient pas (Mt 9,14-17).

Et nous, alors, en quoi cela nous concerne-t-il? Serions-nous prêts à ce que Dieu nous demande l’impensable? Qu’il s’agisse de nos vies personnelles ou de la vie de l’Église, qu’y a-t-il, dans notre nappe? Qu’y a-t-il de si sacré qui nous rendrait insensibles à certains appels de la vie ou nous y ferait résister?  Au cours de son histoire bientôt centenaire, notre Église, et depuis plus de trente ans notre communauté de foi, ont vécu certains passages majeurs. L’Église Unie a ont surmonté des réticences et révisé sa compréhension de la Bible et sa théologie quand placée dans des circonstances nouvelles, elle a fait une place aux femmes aptes à devenir pasteures, aux couples dont le mariage s’est terminé par un échec, aux divorcés qui se sont remariés ou aux personnes dont l’orientation sexuelle diffère de celle de la majorité. Et comme dans la première Église, ces ouvertures ont engendré une résistance tout à fait compréhensible qu’elle a su respecter.

Au fond, la question fondamentale n’est-elle pas de savoir discerner quel est l’essentiel de notre foi et quels sont les éléments, même sacrés et vénérables, qui tout en s’en inspirant, ne le sont pas? Il arrive parfois que le coffre qui contient un trésor soit plus orné et plus riche que le trésor lui-même, tout comme dans l’univers catholique, il est souvent arrivé que le reliquaire devienne infiniment plus précieux que les reliques qu’il conservait.

Je sais que nous portons tous, à des degrés divers, le souci de l’avenir de notre communauté de foi. Nous parlons de façon récurrente de la nécessité de « faire Église autrement ». Ce désir de préserver notre belle vitalité ne vient pas seulement de la peur de disparaître. Ce questionnement est la forme que prend en nous la mission reçue de Dieu à laquelle nous voulons être fidèles dans un monde tellement différent de ce qu’il était lors de notre fondation en 1987. Alors, qu’y a-t-il dans notre nappe? Se pourrait-il que notre attachement à nos façons de célébrer, de prier, de chanter, au lieu et au moment où nous nous réunissons, à notre nom même, soit si fort qu’il nous soit difficile d’envisager et d’imaginer  des manières d’être et de faire qui seraient davantage en phase avec les changements majeurs et irréversibles que connaît notre milieu?

Cette question déborde d’ailleurs le domaine religieux. Pour ne prendre qu’un exemple, qu’y a-t-il donc dans nos modes d’existence auquel nous tenons tellement que nous soyons collectivement incapables de franchir le pas vers un nouveau style de vie qui respecterait pleinement la création et ses limites?

Vous voyez comme les textes bibliques d’aujourd’hui nous lancent une vraie grosse question. Une grande question. Je n’ai pas de réponse. J’ai senti qu’il fallait nous la poser ensemble. Car pourquoi et comment empêcherions-nous Dieu de demander l’impensable et l’impossible?

LECTURES BIBLIQUES

Actes 10, 9b-23a

Matthieu 15,21-28

Un commentaire

Ajouter un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *