Quand donc t’avons-nous vu? 

Église Unie St-Pierre et Pinguet https://www.stpierrepinguet.org/wp

J’aimerais que nous entrions ce matin au cœur de notre tradition spirituelle par la porte de deux questions, que la Bible situe l’une au tout début de l’aventure humaine, et l’autre à la toute fin. Ces deux questions se correspondent parfaitement et nous interpellent, comme si tout ce que nous présente la Bible constituait, sous des formes multiples, la réponse divine à ces deux questions.

Les extraits de la Bible inspirant cette réflexion sont donnés à la toute fin de la prédication. Vous pouvez cliquer sur les liens pour lire les extraits.


Ces deux questions sont celle de Caïn : « Suis-je le gardien de mon frère? » (Genèse 4 9) et celle que nous venons d’entendre : « Quand t’avons-nous vu? »

La première question : « Suis-je le gardien de mon frère? » vient en réponse à une autre question que Dieu a tout juste posée à Caïn : « Où est ton frère Abel? ». Ah! Comme c’est touchant de voir comment les premières pages de la Bible révèlent un Dieu qui se fait du souci pour nous, les habitants de la planète Terre. « Où es-tu? », demande-t-il d’abord à l’être humain, dans le jardin d’Éden. Et maintenant : « Où est ton frère Abel? »

Comme c’est troublant aussi de lire comment la Genèse nous révèle la désolation du créateur : après la réponse d’Adam et Ève, il dit : « Qu’as-tu fait? », et après la réponse de Caïn, il dit : « Qu’as-tu fait? »

Le Dieu qui se présente aux premières pages de la Bible se révèle plein de sollicitude pour l’être humain qu’il a façonné de ses mains. Comme un père, comme une mère devant leur enfant qui accède à sa liberté, Dieu s’inquiète.

Et il se désole. Quand Adam lui dit : « C’est la femme qui m’a donné du fruit de l’arbre » et quand cette dernière rajoute : « Le serpent m’a trompé », oh oui! Dieu se désole.

Et quand Caïn lui dit : « Suis-je le gardien de mon frère? », il se désole encore.

Quel gâchis!

Passons maintenant à l’autre bout de l’histoire humaine avec la mise en scène spectaculaire du jugement dernier, que Matthieu articule autour de la question « Quand t’avons-nous vu? »

« Quand t’avons-nous vu? » Pour les uns, surpris, cela veut dire : Mais, ce que nous avons fait, nous ne l’avons pas fait pour toi. Nous l’avons fait parce que c’était tout naturel. Parce que c’était clair, c’était normal que c’est ce que nous devions faire. Comment aurions-nous pu faire autrement? Pouvions-nous rester insensibles à ce que nous voyions? C’était humain, c’est tout! Nous n’avons jamais pensé qu’il y avait là quelque chose de religieux.

« Quand t’avons-nous vu? », pour d’autres, sur la défensive, cela veut dire au contraire : « Mais voyons, si nous avions su que c’était toi, bien sûr que nous l’aurions fait! » Mais est-ce bien vrai? Nous avons tous vu à la télévision l’un ou l’autre des reportages que l’on réalise régulièrement qui nous montrent une personne en détresse à côté de laquelle les passants marchent sans même la remarquer, sans rien faire pour elle. Exactement comme le prêtre et le lévite dans la parabole du Bon Samaritain.

« Quand t’avons-nous vu? » nous invite à nous demander : Qui voyons-nous? Que voyons-nous? Et que, ou qui, refusons-nous de voir? Un militant du mouvement ATD-Quart-Monde me disait un jour que pour les itinérants, ce qui est le plus pénible, c’était d’être invisibles. C’est de voir passer les gens sur le trottoir comme s’ils n’étaient pas là.

« Suis-le gardien de mon frère? » « Quand t’avons-nous vu? » : Ces deux questions concernent éminemment notre présent. Notre aujourd’hui. Et donc, chacun et chacune d’entre nous.

Avez-vous remarqué comment dans le dialogue que Matthieu construit au cœur du récit du jugement dernier, il n’y a nulle trace de ce que nous appelons « religieux » : aucune mention de temple ou de culte, pas la moindre référence à la prière ou à la lecture de la Bible, et aucune allusion aux sacrements ou à l’Église, aux prêtres ou aux pasteurs.

Seulement l’ordinaire. L’ordinaire de la vie. L’ordinaire de l’humain dans ses besoins fondamentaux tels que Maslow les a décrits : manger, boire, se vêtir, être en sécurité, appartenir. L’ordinaire de l’humain dans ce qui menace son existence et la qualité de sa vie : la faim, la soif, le froid, la maladie, l’exclusion, la solitude.

Il me semble que cela devrait toujours nous étonner, mais aussi nous inspirer, cette relativisation du religieux par Jésus. Nous le savons, Jésus a toujours fait passer ce qu’on appelait la religion après la réponse aux besoins de l’humain : qu’il s’agisse du culte qui se tenait au temple de Jérusalem, du respect du sabbat, de l’observance des interdits commandés par les notions de pur et d’impur, de la fréquentation des pécheurs et des non juifs, de la pratique du jeûne ou de celle du serment, qu’il s’agisse même du pardon des péchés, il a toujours relégué à l’arrière-plan les prescriptions religieuses quand la vie ou le bien d’une personne était en jeu.

Nous le savons, c’est bien cela qui a engendré d’abord la méfiance, puis l’hostilité aussi bien du clergé de Jérusalem que du groupe des pharisiens et des scribes. C’est cela qui a conduit à son arrestation, puis à sa condamnation.

Mais en le ressuscitant, Dieu révèle de façon éclatante que c’est vraiment comme cela qu’il souhaite que nous vivions. Selon la belle affirmation d’un théologien de la libération : « Seul Dieu pouvait être aussi humain! » En ressuscitant Jésus, Dieu nous dit qu’il se reconnaît parfaitement dans cet homme qui a pris à la lettre et vécu sans broncher cette parole du prophète : « C’est l’amour qui me plaît, non le sacrifice » (Osée 6 6). Ou encore ces paroles de Dieu sur le jeûne véritable que nous avons entendues en première lecture (Ésaïe 58 6ss.).

C’est cette relativisation du religieux qui a permis à un sociologue français nommé Marcel Gauchet d’avoir cette formule audacieuse pour parler du christianisme : il a montré que c’était la religion de la sortie de la religion, ou plutôt la religion de la sortie du religieux. Il ne voulait pas dire que le christianisme marquait la fin de la religion, mais qu’il portait en germe ce qui s’est affirmé en Occident depuis la fin du Moyen-Âge et la Renaissance : la primauté de l’être humain.

Sur le plan religieux, cela signifie la fin de la religion centrée sur Dieu et sa transforma-tion en une religion dont le cœur, le centre, est l’être humain. Traditionnellement, les religions mettent de l’avant les devoirs de l’humain envers son créateur, devoirs qui s’expriment par la multiplication des prières, des rituels, des sacrifices, et dont le lieu privilégié est un lieu à part, temple, église ou autre lieu sacré. Dans le prolongement des prophètes bibliques, l’Évangile, lui, met de l’avant les devoirs de l’humain envers l’humain, la venue de ce que Jésus appelait le Règne de Dieu, et le lieu par excellence de cette religion, ce n’est rien d’autre que la vie dans ce qu’elle a de plus concret, avec ses grandeurs mais aussi avec sa part de souffrance.

Aujourd’hui, la grande majorité de nos concitoyens est étrangère à la religion, avec des attitudes qui vont de l’hostilité ouverte à l’indifférence totale en passant par une curiosité colorée d’ouverture.

Ce que nous pouvons leur révéler, c’est la portée sacrée des gestes qu’ils posent à partir du meilleur de leur capacité d’aimer. Dimanche dernier, nous entendions l’enseignement du Christ disant : « Quel père, quelle mère parmi vous donnera quelque chose de mauvais à ses enfants? » Ce que nous faisons tous au quotidien dans nos familles, par amour, parce que c’est tellement naturel, comme préparer les repas, acheter des vêtements, soigner les malaises : cela, c’est faire circuler la vie en s’oubliant un peu pour que l’autre soit bien. Même si on ne sait pas que « c’est à moi que vous l’avez fait ».

Mais cela nous interpelle aussi sur le plan collectif. Notre foi, qui nous fait voir un frère, une sœur dans chaque être humain, qu’il ou elle vive proche ou loin de nous, notre foi nous engage en faveur d’une société qui combat le mal, la pauvreté, l’isolement, l’exclusion. La scène du jugement dernier éclaire l’importance des banques alimentaires, du soin accordé à la qualité de l’alimentation et à la qualité de l’eau. Elle nous dit l’importance des comptoirs de vêtements et des luttes pour procurer des conditions de travail décentes dans les usines textiles du Bangladesh. Elle nous parle de l’accessibilité universelle aux soins de santé et de la présence des bénévoles dans les CHSLD. Elle nous interroge sur l’accueil que nous réservons aux étrangers, quelles que soient les raisons pour lesquelles ils sont venus chez nous. Cette parole nous encourage dans le combat contre la stigmatisation des détenus, dans la lutte pour l’abolition de la torture et pour la réhabilitation des criminels.

Les questions de ce matin sont des questions vraiment essentielles : « Où est ton frère? Suis-je le gardien de mon frère? Quand t’avons-nous vu? » Laissons-les travailler en nous, par la puissance de l’Esprit du Seigneur. Amen.

Par Paul-André Giguère, 26 novembre 2017

 

LECTURES BIBLIQUES 

Ésaïe 58 6-10

Matthieu 25 31-46

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