Le sacrifice d’Isaac d’Abraham

Église Unie St-Pierre et Pinguet https://www.stpierrepinguet.org/wp

Une lecture du sacrifice d’Abraham pour le jour de la Réforme, qui l’aurait cru ? Vous auriez dû voir la face de Darla quand je lui ai annoncé ça par Zoom. Moi-même je me suis trouvé un peu audacieux. Mais l’audace, parfois, comme vous allez peut-être le voir, peut nous mener sur de nouveaux sentiers. Un texte que pas beaucoup de personnes apprécient et que, moi-même, j’ai longtemps détesté. Détesté jusqu’au jour où j’y ai vu quelque chose de nouveau, de différent. Quelque chose qui m’a surpris et qui m’a ren-ver-sé. Il s’inscrit dans un retournement de situation et c’est pour cela que je me permets de le partager avec vous en ce jour de la Réforme.

Durant mes études en théologie, il m’est arrivé un bon jour de tomber sur un vieux livre dans les rayons de la bibliothèque de la faculté. L’ouvrage en question était à propos de la guerre civile au Salvador entre 1979 et 1992 ainsi que sur la foi des gens qui l’ont vécue. Ai-je besoin de dire que plus de 100 000 personnes y perdirent la vie, coincés entre deux partis qui s’étaient voués un et l’autre à l’éradication ? Plusieurs témoignages se succédaient, et ce, autant de la part de parents que d’enfants. Des familles brisées non seulement par la guerre, mais aussi la pauvreté, la violence et les problématiques de consommation. Des parents très pieux, certes, mais brisés par les aléas de la vie. Hélas, il n’était pas rare, semble-t-il, que des parents pourtant très pratiquants négligent ou vendent tout simplement leurs enfants sur le marché noir. Tout peut être imputé à la volonté de Dieu et l’on peut bien entendre ce que l’on veut de lui. Malgré tous ces témoignages à glacer le sang où l’on se sert de la religion pour justifier l’injustifiable, une anecdote m’a beaucoup touché. Celle d’un enfant dont les parents n’avaient rien de bien recommandable, sinon un dernier geste plein de sens. Ayant appris la venue de la guérilla dans leur village, les deux parents tentèrent de fuir avec leur enfant. Ceux-ci furent toutefois cernés de toute part devant une rivière au courant mortel. Mourir fusillés ou mourir noyés, que faire, alors ? Ces parents pourtant si peu recommandables commirent l’impensable au nom de la vie, quelque chose hors de leurs habitudes. Quelque chose en eux est venue renverser le cours de leur vie…

Vous savez, Abram ne provient pas d’un contexte très prestigieux. Pour paraphraser les recherches de Olivier Bonnewjin sur le concept de paternité dans la Genèse, notre patriarche venait en fait d’une famille problématique où la figure du père tout puissant avait droit de vie et de mort sur ses propres enfants qui sont ses possessions. Abram provient bel et bien du monde « païens », un monde rythmé par la tragédie et la violence. Un monde païen avec des habitudes, des manières de se représenter le monde, la famille et l’autorité. Malgré son milieu difficile, notre patriarche s’est mis en route pour connaître Dieu comme un enfant qui apprend à faire les premiers pas. S’il a eu ses bons coups et a su se montrer hospitalier, souvenez-vous, Abram n’est pas sans avoir eu ses errances : tromper les Égyptiens qui lui avait offert l’hospitalité. Cette difficulté à assumer son rôle de mari en faisant passer Saraï pour sa sœur. De même, son incapacité à pleinement assumer la paternité d’Ismaël et de protéger l’unité de sa famille alors qu’elle était menacée par les jalousies et les abus de pouvoir. Abraham a beau être le père de tous les croyants, il n’a pas été le meilleur père ni le meilleur mari qui soit, avouons-le. Celui-ci a fait expérience de ses propres limites à travers son voyage vers la terre promise. Et c’est justement dans ces douleurs et dans un contexte initiatique que s’inscrit le sacrifice d’Isaac… ou devrais-je dire le sacrifice d’Abraham.

Oui c’est dans cette suite-là que s’inscrit le Sacrifice, cette longue suite d’habitudes qui ont permis à Abraham de découvrir ses limites et de mettre en lumière ses propres blessures à travers la découverte de qui est Dieu. Le Sacrifice de son fils est un acte ignoble en soi. Comme le souligne Emmanuel Levinas, ce geste dépasse toute raison et tout sens de la paternité. Emmanuel Kant sera encore plus sévère : Abraham sacrifiant Isaac démontre un signe d’impotence au niveau de la morale. Êtes-vous choqué ? En tout cas, moi aussi, je les ai les questions. Comment diable se fait-il que le Dieu d’amour ait ordonné quelque chose qui semble défier sa propre nature et ses propres commandements ? Nous n’aimons pas beaucoup ce texte puisque nous croyons qu’il impute à Dieu le « pareil au même », l’horreur du quotidien et des mêmes injustices qui se répètent continuellement dans la vie de tous les jours comme dans l’Église.

Toutefois, peut-être que la réponse à cette question trouble se trouve plutôt dans le cœur meurtri du patriarche dont la quête se termine par un renversement, par une remise en question, bref par une réforme. Nous qui sommes des êtres de culture, de blessures, nous essayons de comprendre Dieu à partir de notre propre point de vue. La révélation de Dieu n’est pas une révélation directe, brute et claire, mais une révélation qui est toujours interprétée à la lumière de notre histoire. Abraham a entendu la voix et a interprété son message selon son cœur d’homme ainsi que ses propres limites. Interprétation, pourriez-vous me demander ? Oui, et le texte hébreu semble corroborer ce point de vue. Dieu ne demande pas de monter sur la montagne pour sacrifier le fils, mais dit « monte-le en montée sur l’un des monts que je te dirai ». Devant une expression aussi énigmatique, que faire sinon interpréter ? Et Abraham, à mon avis, interpréta la demande selon ses propres habitudes et ses limites… En d’autres termes, le patriarche a probablement choisi les mauvaises habitudes. D’ailleurs, fait intéressant, voyez comment Abraham semble conscient de son geste et semble incapable d’assumer ses propres actes. Non seulement il demande aux serviteurs de ne pas le suivre et de ne pas être témoins de l’acte, mais il tourne aussi autour du pot lorsque son fils lui indique que son histoire de sacrifice ne fait ni queue ni tête. Tiens donc, ça me rappelle comment Abraham s’est dérobé de son rôle de père devant l’exil d’Ismaël et de sa mère !

Mais encore, qu’est-ce qui a fait que, à la toute dernière minute, Abraham ait changé d’idée, si ce n’est pas une nouvelle révélation de Dieu ? Levinas et Kant nous apportent une lumière plutôt surprenante à ce sujet. Et si… Et si l’intervention de Dieu dans le récit et le retournement d’Abraham inscrivaient dans l’émergence de la morale et de la foi réformée? Le Seigneur est le Dieu de la vie et non pas de la mort. Il a promis une descendance à Abraham aussi nombreuse que les étoiles et non pas une lignée émergeant d’un bain de sang. Nous le savons aujourd’hui, mais, dans une société avec ses habitudes et ses manières de faire intimement liées à la domination des plus faibles, ce Dieu est une nouveauté.

Il est tellement une nouveauté que sa présence opère des changements dans le cœur des êtres humains qui se laissent toucher par la faiblesse, par la grâce et la compassion. Ce que je propose ici, c’est de voir ce retournement de situation comme l’émergence d’une nouvelle éthique, d’une nouvelle approche par rapport à ce qui ne fait plus sens. Se réformer, à ma connaissance, implique une rupture consciente de nos habitudes afin de se tourner vers un ailleurs qui paraît fou aux yeux du monde. Une réforme aux implications énormes. Nulle possibilité de faire marche arrière dans l’expression de l’amour et la justice. Habitudes et doctrines ne peuvent plus rien contre un Dieu de l’évènement, un Dieu du renversement. Alors qu’Abraham dépose le poignard et qu’il lève les yeux, il découvre un bélier tenu prisonnier par ses propres cornes. Saisit par cette manifestation de la présence d’un Dieu qui renverse et redonne le sens de la morale, Abraham choisit de non pas sacrifier l’agneau, mais de sacrifier le bélier. C’est un moment très important dans la vie d’Abraham, car celui-ci, peut-être pour la première fois de sa vie, comprend que ce ne sont pas aux enfants de servir et de se sacrifier pour les parents, mais à ces derniers. La vie du fils débute au moment où le père accepte de se sacrifier pour lui et d’abandonner ses conceptions archaïques de lui-même et de Dieu. Plutôt que de répéter les tragédies, Abraham, comme père de l’agneau se sacrifie lui-même. Lui, le bélier incapable de se déprendre de ses propres cornes, incapable de passer outre ses blessures, ses limites. Cet acte ultime où l’on apprend viscéralement ce que veut dire aimer nos enfants est probablement le point d’aboutissement de la vie d’Abraham comme père, mais aussi comme croyant. En se remettant ainsi en question, le Père de tous les croyants a été un réformateur nécessaire pour que naissent l’éthique biblique et plus tard, la voie de Jésus. C’est en cela que, en prenant compte de l’histoire d’Abraham et de ses mésaventures, je considère celui-ci comme un père de la Réforme. Peut-être pas celle protestante, mais bien celle de la pensée religieuse dans un monde sanglant et sans pitié. Tout comme les prophètes, il a changé la perspective des êtres humains sur leur relation avec Dieu.

Comme Abraham, ces parents du Salvador n’ont pas toujours eu les bons réflexes, les bonnes manières de vivre la foi et la parentalité. Néanmoins, face à l’impossible, quelque chose émergea en eux. Coincés entre la rivière et la guérilla, ils choisirent le don de soi : traverser le courant quitte à être emportés par les flots. Un après l’autre, le père et la mère seront emportés par les flots, mais pas sans qu’ils aient pu se tendre l’enfant l’un à l’autre. Ce dernier verra ce sacrifice comme la plus belle preuve d’amour que ses parents infortunés aient pu lui offrir : l’espérance d’une vie meilleure au-delà de la rivière symbolisant un passé douloureux et un avenir peut-être plus radieux. Comme ces parents imparfaits qui font face à une situation aussi dramatique, nous sommes appelés à servir et à aimer dans la fidélité à ce que l’on croit. Notre rôle est de nous renouveler sans cesse. Comme Abraham, comme Dieu fait chair et suspendu à la croix, nous sommes appelés à nous donner entièrement aux autres, quitte à nous laisser consumer par le risque de l’espérance en ce changement.

Se réformer ne se fait pas du jour au lendemain, oh non. On ne décide pas de placarder 95 thèses sur une porte à 6 h le matin quand on est sous la douche. Ce que je veux dire, c’est que ça prend du temps, la Réforme, puisque ça exige de laisser notre esprit murir. Murir, oui, mais aussi accueillir un deuil : le deuil d’habitudes, le deuil des facilités le deuil de nos perspectives, d’une identité de soi et de Dieu. Se réformer implique une transition entre le passé et l’avenir, de nos perspectives présentes vers celles à venir. Se réformer est un retournement qui se fait, bien souvent, à l’intérieur d’une urgence. Elle naît d’une situation de crise qui implique bien souvent la morale. Combien parmi nous avons abouti à la paroisse Saint-Pierre en ayant refusé l’habitude et les décisions trop faciles des grandes structures, des grands maîtres des temples ? Combien de nous ont refusé, au dernier moment, de sacrifier l’agneau qui devait apaiser nos consciences, nous faire oublier nos péchés ? De passer par la grande porte où plusieurs s’égarent ? Il faut un courage énorme pour prendre le chemin de la porte étroite où beaucoup de solitude et de sacrifice nous attendent. Élie, lui, il en a pris du temps. Rappelez-vous. Ça lui a pris pas mal de mésaventures (et de pages dans la bible) pour comprendre que les steppettes par-dessus l’enfant de la veuve de Sarepta ou bien autour de l’autel n’étaient pas nécessaires. Même Martin Luther n’a pas eu une vie complètement exemplaire.  Comme Abraham, comme Élie, comme nous, Martin Luther est passé à travers des phases, j’en suis certain : la conformité, la remise en question, l’indignation, le ressentiment, l’authenticité, l’espérance… Se réformer n’arrive pas en un coup de baguette magique, mais au fil d’un travail sur soi-même qui est à renouveler… Quelque part, comme Abraham, continuons notre chemin de Réforme, notre histoire où la remise en question ainsi que l’audace sont constantes.  En ce 31 octobre 2021, je vous souhaite une joyeuse fête de la Réforme, mais vous souhaite, par-dessus tout, de la vivre chaque jour de votre vie.

Amen

 

LECTURES BIBLIQUES

Genèse 22, 1-17

 

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