Des brins d’herbe en hiver

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La Bible aime comparer la situation dans laquelle nous nous trouvons en tant qu’êtres humains à celle de brins d’herbe. Le passage du psaume 103 que nous venons de lire ne mâche pas ses mots : « L’homme! (point d’exclamation)! Ses jours sont comme l’herbe; il fleurit comme la fleur des champs : que le vent passe, elle n’est plus, et la place où elle était l’a oubliée. » (Ps 103, 15-16). L’épître de Jacques va dans le même sens. Si elle n’a pas été rédigée par Jacques lui-même, elle n’en porte pas moins l’influence de ce frère de Jésus, nous dit la TOB en introduction. Dans le passage que nous avons lu, cette lettre, adressée aux Juifs qui deviennent chrétiens, cible particulièrement les riches qui, en raison de leurs avoirs, et du pouvoir qui va avec, peuvent se penser au-dessus de la condition humaine ordinaire. Relisons le passage : « Que le frère de condition modeste tire fierté de son élévation, et le riche, de son déclassement, parce qu’il passe comme la fleur des prés. Car le soleil s’est levé avec le sirocco (un vent chaud et sec) et a desséché l’herbe, dont la fleur est tombée et dont la belle apparence a disparu; de la même façon, le riche, dans ses entreprises, se flétrira. » (Jc 9, 1-11).

Voyons maintenant comment un auteur du 20e siècle a pu dire la même chose en plus de mots. Ernest Becker, c’est son nom, écrit : « Une personne prend des années à devenir elle-même, en développant ses talents, les dons qui lui sont particuliers, en perfectionnant son discernement à l’égard du monde, en élargissant et aiguisant ses intérêts, en apprenant à assumer les déceptions de la vie, en arrivant à maturité, à point – en somme une créature unique de par sa nature, se tenant debout avec dignité et noblesse, et ainsi se plaçant au-dessus de la condition animale; un être qui n’est plus dominé par ses instincts, qui n’obéit plus simplement à des réflexes, qui ne sort pas d’un moule. Et c’est là que se présente la vraie tragédie : … il faut soixante ans d’incroyables souffrances et efforts pour qu’advienne un tel individu, et voilà qu’il n’est plus bon qu’à mourir. Il se sent atrocement unique, et en même temps il sait que ça ne fait pas de différence pour ce qui concerne les fins ultimes. Il doit prendre le même chemin que la sauterelle, l’insecte qui saute dans l’herbe. La seule différence est que ça prend plus de temps. »1 Ouf!

Comme plusieurs d’entre nous ici, je suis venu au monde dans une société qui ne voyait pas les choses de cette façon. Les difficultés et les épreuves de la vie n’étaient pas niées, mais la condition humaine n’était pas vue comme une tragédie parce qu’elle se terminait avec la mort. À quelques exceptions près, la vie avait un sens pour tout le monde et la mort n’éteignait pas tout ce qui avait précédé. À six ans, nous apprenions par cœur la formule du sens de la vie. «Dieu m’a créé pour le connaître, l’aimer et le servir en ce monde, et pour être heureux avec lui dans le ciel pendant l’éternité. » 2

Comme tout le monde le sait, le sens de la vie exprimé dans cette formule s’est perdu en cours de route pour beaucoup de gens. La faute à qui? La faute aux Églises pour une bonne part. À force de faire prendre l’accessoire pour l’essentiel, à force de remplacer la loi d’amour de l’Évangile par une morale « poignée », à force de mêler foi et superstition, à force de trop se vouloir à la mode du jour, la crédibilité des Églises en a pris un coup et beaucoup de gens ont jeté « le bébé avec l’eau du bain ». Faute d’une foi qui soit une option personnelle de maturité, plutôt qu’une coutume à suivre, ils ont rejeté le sens spirituel de la vie dont les Églises sont porteuses, en même temps qu’ils se sont éloigné de leurs travers. Dans ce changement de saison, l’être humain n’est plus seulement le brin d’herbe dont parle la Bible. Il devient « un brin d’herbe en hiver ». Vous savez, ces brins d’herbe qu’on a vu dépasser des premières neiges, au début de l’hiver, et qui ne savent pas qu’ils vont reverdir le printemps venu. À défaut d’espérer une saison nouvelle, les « brins d’herbe en hiver » que nous sommes essaient de trouver un sens dans l’ici et maintenant de leur vie : études, travail, amours, famille, consommation, loisirs, voyage et ainsi de suite, en refoulant la pensée de la fin inévitable. Pourtant plus elle approche, moins on peut éviter d’y penser, même si on essaie de fuir en arrière, en se voyant plus jeune qu’on est.

Ernest Becker donne pour titre à son livre que j’ai cité The Denial of Death/Le déni de la mort, c’est-à-dire le refus d’y penser, pour se libérer de l’angoisse que cette pensée peut faire naître. Il a beau tourner la question sous tous ses angles, du point de vue de la psychologie, il n’arrive à s’en sortir, en réalité, que quand il s’ouvre sur la religion. « Finalement, écrit-il, seule la religion apporte l’espérance, parce qu’elle laisse ouverte la dimension de l’inconnu et de l’inconnaissable, le fantastique mystère de la création que l’esprit humain ne peut même pas commencer à approcher, la possibilité de sphères d’existence aux multiples dimensions, de cieux et de possibles incarnations qui se moquent de la logique terrestre – et qui ce faisant, viennent au secours de l’absurdité de la vie terrestre… En termes religieux, « voir Dieu » c’est mourir, parce que la créature est trop petite et trop marquée par la finitude pour être capable de porter en elle le sens le plus élevé de la création. La religion prend notre condition même de créature, notre propre insignifiance, et en fait une condition d’espérance. »3

Ailleurs, Ernest Becker rappelle la figure idéale de l’être humain, telle qu’imaginée par un grand théologien protestant du 19e siècle. Cette figure idéale est celle de l’homme ou de la femme « qui vit dans la foi, qui a remis le sens de sa vie entre les mains de son créateur, et qui vit en étant centrée sur les énergies qui lui viennent de l’Auteur de ses jours. Elle accepte quoi que ce soit qui lui arrive en ce monde visible sans se plaindre, vit sa vie comme un devoir, affronte sa mort sans une inquiétude. Aucune petitesse n’est si petite qu’elle vienne menacer le sens qu’elle donne à sa vie; aucune tache n’est si effrayante qu’elle soit au-dessus de son courage. Elle est pleinement dans le monde tel qu’il est, et entièrement au delà de lui, dans la confiance qu’elle place dans la dimension invisible. »4

Est-ce que cela vous dit quelque chose par rapport au passage d’évangile que nous venons de lire? Becker associe au « fantastique mystère de la création » la possibilité d’incarnations « qui se moquent de la logique terrestre ». Jésus Christ est pour nous , chrétiens et chrétiennes, l’incarnation par excellence qui se moque de la logique terrestre. Dans le passage d’évangile que nous avons lu, Jésus reprend la comparaison du psaume, à propos de l’herbe qui «fleurit comme la fleur des champs » (Ps 103, 15). Est-ce que ça se peut? Bien sûr, pensons au trèfle dans nos champs, ou encore à l’iris versicolore qui pousse à l’état sauvage le long des ruisseaux et qui ressemble en bleu à un lis. Or, que dit Jésus à propos de ce lis? « Si Dieu habille ainsi en pleins champs l’herbe qui est là aujourd’hui et qui demain sera jetée au feu, combien plus le fera-t-il pour vous, gens de peu de foi. » (Lc 12, 28) Et il conclut son enseignement en nous disant : « Sois sans crainte, petit troupeau, car votre Père a trouvé bon de vous donner le Royaume. » (Lc 12, 32).

En tant que « brins d’herbe en hiver », cultivons la grâce qui nous est donnée de l’espérance du printemps. Quand l’occasion se présente, communiquons cette espérance à ceux et celles qui l’ont perdue ou n’en ont pas encore entendu parler.

Amen.

Par Gérald Doré, pasteur desservant

Culte du dimanche 15 février 2015

Église Unie Pinguet

Lectures bibliques (TOB)

Psaume 103, 15-18

Jacques 1, 9-11

Luc 12, 27-32

Références:

1 Ernest Becker. The Denial of Death. New York, Free Press Paperbacks, 1997 [1973] : 268-269 (je traduis).

2 Le Catéchisme des provinces ecclésiastiques de Québec, Montréal et Ottawa. Édition officielle, 1944, réponse à la question 4 Pourquoi Dieu vous a-t-il créé?

3 Becker, ouvrage cité, pp. 203-204, en référence au psychanalyste Otto Rank.

4 Becker encore, pp. 257-258, en référence à Kierkegaard.

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