Changer de vie

Église Unie St-Pierre et Pinguet https://www.stpierrepinguet.org/wp

Paul-André plus petitQue faisait-il donc là, près du Jourdain? C’était après tout à plus de 100 km de son village, à trois jours de marche, minimum! Nous ne saurons jamais pourquoi, alors qu’il avait autour de trente ans (Luc 3 23), cet ouvrier du bâtiment, sans doute aussi ébéniste à ses heures, avait quitté sa Galilée natale pour se rendre en Judée, là où Jean le baptiseur attirait les foules. Avait-il besoin de changer d’air, de voir du pays? Est-ce qu’il étouffait dans son patelin? Était-il insatisfait de sa vie? Nous ne le saurons jamais, comme nous ne saurons jamais s’il y était allé seul, ni ce qu’il avait entendu dire de Jean pour avoir voulu faire un tel déplacement.

Ce que nous savons avec certitude, par contre, c’est que quand il est rentré chez lui, il n’était plus le même homme. À moins qu’un de ses frères, Jacques, Joset, Jude ou Simon (Marc 6 3) ait été, comme lui, artisan dans l’entreprise familiale héritée de Joseph, il aura fermé boutique. Et il est parti s’installer en ville, à Capharnaüm, où il s’est mis à fréquenter assidûment la synagogue, à y prendre régulièrement la parole, à y proposer une lecture des Écritures qui tranchait avec le ronron habituel.

Se déplaçant aussi autour de Capharnaüm puis, par cercles de plus en plus élargis, dans les villages des alentours (Marc 1 39) et, bientôt, jusque de l’autre côté du lac (Marc 5 1), le voilà engagé dans une sorte de croisade spirituelle. Ce qu’il veut, c’est secouer les gens, les éveiller spirituellement : « Les temps sont accomplis et le Royaume de Dieu est tout proche : repentez-vous et croyez à la Bonne Nouvelle » (Marc 1 15).

Pour lui, se repentir et croire à la Bonne Nouvelle, ce serait revenir à ce qui est fondamental dans la religion : la miséricorde, le pardon, le souci des pauvres, la présence attentive aux blessés de la vie. Et l’amour de Dieu. L’amour de Dieu. En un mot, il croyait qu’une autre manière d’être humain était possible, une autre manière de vivre ensemble. Une autre manière d’être religieux, aussi. Où la personne valait plus que les étiquettes accolées au nom de la Loi. À ses yeux, il pouvait se trouver que même les petits mafieux et les prostituées l’emportent sur les plus pieux et les plus fervents de ceux qui fréquentent la synagogue et le temple (Matthieu 21 31).

Alors, bien sûr, sa parenté s’est inquiétée. Il fallait arrêter cela avant qu’il soit trop tard, avant qu’il fasse honte à la famille. Il fallait l’arrêter avant qu’il lui arrive un malheur. Ou avant qu’il fasse un malheur. Ses proches disaient : « Il a perdu la tête! », rapporte Marc (5 21). Pour d’autres de ses concitoyens, la vie nouvelle que menait Jésus ne pouvait s’expliquer que parce qu’il était possédé d’un esprit mauvais : il avait littéralement perdu l’esprit (Marc 3 22).

Quelle mouche l’a piqué? Comment un homme encore jeune, les pieds bien sur terre, qui n’avait pas fait de vagues, a-t-il pu se transformer aussi radicalement en quelques mois à peine? Alors, pour comprendre, voilà où il faut revenir, là où tout a basculé pour lui : au Jourdain, en bordure du désert de Judée.

◙◙◙

L’écrivain Éric-Emmanuel Schmitt vient de publier « La nuit de feu » (Albin Michel 2015). Il y raconte comment, vingt-cinq ans plus tôt, « parti athée [dans le Sahara], il en revint croyant, dix jours plus tard » et, pour continuer de citer la quatrième de couverture, « il nous dévoile pour la première fois son intimité spirituelle et sentimentale, montrant comment sa vie entière, d’homme autant que d’écrivain, découle de cet instant miraculeux. »

L’histoire de la spiritualité garde ainsi la trace d’hommes et de femmes qui ont été saisis par l’Absolu, dans une expérience spirituelle intense qui a fait basculer leur vie et en a fait des témoins. C’est le contact avec le buisson ardent au Sinaï pour Moïse (Exode 3 1-10), un culte solennel au temple de Jérusalem pour Ésaïe (Ésaïe 6 1-8), la grande lumière pour Paul sur le chemin de Damas (Actes 9 3-9), l’Éveil sous le banyan pour le Bouddha, la révélation dans la grotte de Hira pour Mahomet ou… le désert du Sahara pour Éric-Emmanuel Schmitt.

Ce dernier avait déjà souvent parlé de cette expérience, mais il aura mis vingt-cinq ans avant de mettre par écrit sa rencontre fulgurante avec l’Absolu. Et ce qu’il écrit, il l’écrit, bien sûr, avec les yeux de celui qui a une longue histoire de vie transformée et qui a cherché à comprendre et à nommer ce qui lui était arrivé.

De même, les récits du baptême de Jésus que nous trouvons dans les évangiles n’ont été mis par écrit que quarante à cinquante ans plus tard. Et ils ne l’ont pas été par Jésus lui-même. Ils ont pris forme dans un lent processus d’intériorisation vécu par ses disciples, qui n’ont pas cessé d’approfondir le sens de ses gestes et de ses paroles et de trouver des manières de nous transmettre ce sens.

La version de Luc que nous avons entendue tout à l’heure tient en quelques mots : « Comme tout le peuple était baptisé, Jésus, baptisé lui aussi, priait; alors le ciel s’ouvrit; l’Esprit Saint descendit sur Jésus sous une apparence corporelle, comme une colombe, et une voix vint du ciel : ‘Tu es mon fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré’ » (Luc 3 21-22).

Observons d’abord que pour désigner les gens qui se regroupaient autour de Jean, Luc ne dit pas ici « la foule » ou « les foules », comme il l’a fait quelques lignes plus tôt (Luc 3 7.10). Il écrit : « le peuple », ce peuple qui, comme toute l’humanité, vivait dans l’attente. L’attente d’un monde meilleur. Jésus, lui, est avec « le peuple », il fait partie du « peuple ». Il est baptisé avec lui. Jésus est un ouvrier, un homme du peuple, comme on dit aujourd’hui, quelqu’un qui vient des milieux populaires.

Mais c’est aussi, et surtout, quelqu’un qui appartient spirituellement au peuple de Dieu. On peut observer que ce qui suit immédiatement la scène du baptême, dans l’évangile de Luc, c’est la généalogie de Jésus, une généalogie qui passe par David pour remonter jusqu’aux ancêtres d’Israël : Jacob, fils d’Isaac, fils d’Abraham. Mais la généalogie de Luc ne s’arrête pas à Abraham, comme celle de Matthieu (1 1-17). Elle remonte aux origines de l’humanité et se termine ainsi : « fils d’Énôs, fils de Seth, fils d’Adam, fils de Dieu » (Luc 3 38). Pour Luc, le peuple, c’est donc aussi toute l’humanité. Avec le baptême de Jésus, nous voici au tout début de ce que les anges avaient dit aux bergers : « Je viens vous annoncer une bonne nouvelle qui sera une grande joie pour tout le peuple » (Luc 2 10).

◙◙◙

Pour dire l’indicible expérience intérieure du Jourdain qui a fait basculer la vie de Jésus, Luc la met en rapport avec le verset 7 du psaume 2 : « Tu es mon fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré ». Or, ce psaume 2 était jadis au cœur du rituel par lequel on intronisait un nouveau roi du peuple à Jérusalem. Comme le psaume 72 nous l’a rappelé au début de notre culte, le roi avait pour mission première de faire de son peuple une société juste, de protéger en particulier les plus faibles, ceux qui risquaient le plus d’être exploités et brimés dans leurs droits. Vous avez sûrement observé la fréquence de la mention des pauvres, des pauvres gens, des malheureux, des faibles.

Si Jésus s’est découvert fils de Dieu, cela n’en a pas fait un privilégié au-dessus de la masse, au-dessus du peuple. Au contraire : comme pour le roi des anciens temps, tout le reste de sa vie sera consacré à faire redécouvrir au « peuple » la dignité profonde de chaque être humain, et à combattre sans compromis tout ce qui peut lui porter atteinte.

Il a fallu du temps à Jésus pour comprendre ce qui lui était arrivé et ce que cela signifiait pour sa vie. Cela est évoqué dans l’épisode qu’on appelle les tentations de Jésus au désert, que les évangélistes placent tout de suite après le récit du baptême.

◙◙◙

À ma connaissance, la majorité d’entre nous n’avons pas connu une expérience mystique aussi subite et déterminante que celle de Jésus ou celle d’Éric-Emmanuel Schmitt. Mais ce que ces témoins ont vécu de manière exceptionnelle, nous pouvons le vivre de manière humble, discrète et diffuse. Sur nous aussi, à notre baptême, l’Esprit Saint est descendu. À nous aussi, il est donné d’appartenir à ce « peuple » dont Dieu se fait proche, comme un père ou une mère le sont de leur enfant. À nous aussi, il est donné de réaliser que nous, et toute personne humaine que nous rencontrons, sommes l’objet d’un amour que nul mot ne saurait dire. N’est-ce pas essentiellement de cela que témoigne tout le Nouveau Testament? Paul n’écrit-il pas, par exemple, que « tous ceux qui sont conduits par l’Esprit de Dieu sont fils de Dieu » (Romains 8 14), et Jean ne répète-t-il pas à satiété : « Voyez de quel grand amour le Père nous a fait don : nous sommes appelés enfants de Dieu, et nous le sommes! » (1 Jean 3 1)?

Nous sommes aimés de Dieu! Nous sommes fils et filles de Dieu : vous rendez-vous compte?

Ô toi, Esprit de Dieu, tel une colombe, descends sur chacun et chacune de nous et fais briller en nous, comme un feu, cet amour qui nous précède, nous enveloppe, nous accompagne et transforme notre manière de vivre chacune des étapes de notre vie. Souffle-nous, redis-nous que nous sommes aimés. Nous avons tellement besoin de l’entendre tant nous vivons parfois dans une telle nuit! Éclaire-nous et soutiens-nous dans nos engagements à faire de ce monde un monde meilleur où aucun des fils, aucune des filles de Dieu ne sera ni méprisé, ni exclu, ni oublié.

Un commentaire

Ajouter un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *