Une présence en creux

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Vous aurez sûrement remarqué que le texte de l’évangile de Jean que nous venons d’entendre manque, si on peut dire, d’unité. Il y a comme trois thèmes qui sont juxtaposés plus ou moins artificiellement : celui de la gloire, celui de l’absence et celui de l’amour. Ils sont tous les trois si importants, à mes yeux, que nous allons ce matin nous arrêter sur chacun d’entre eux.

Le premier thème est celui de la gloire. « Jésus déclara : « Maintenant le Fils de l’homme a été glorifié, et Dieu a été glorifié par lui. Dieu le glorifiera en lui-même, et c’est bientôt qu’il le glorifiera. »

On ne peut pas dire que ce verset soit clair! Bien qu’on répète encore parfois le mot de Corneille « À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire », le mot gloire, comme le verbe glorifier, sont très rarement utilisés à notre époque.

Pourtant, utiliser le verbe « glorifier » quatre fois en deux lignes signifie sûrement que l’auteur de l’évangile estime communiquer ici quelque chose d’important. Voyons voir. Pour nous, « gloire » suggère éclat, richesse, brillance, célébrité, mérite, éclat, renommée. Or, nous le savons, c’est exactement tout ce que Jésus a rejeté, comme en fait foi l’épisode évangélique des tentations au tout début de sa vie de maître spirituel.

Puisque les premiers disciples de Jésus parlaient araméen et lisaient la Bible en hébreu, je vous suggère de revenir au mot hébreu kābôd que l’on traduit presque toujours par gloire. Dans sa racine, kābôd suggère quelque chose qui a du poids, qui en impose. Voilà, me semble-t-il, qui aide à comprendre ce verset mystérieux. Ne pourrait-on pas traduire : « Maintenant Dieu a donné du poids au Fils de l’homme qui lui a donné du poids. Dieu lui donnera du poids, et c’est bientôt qu’il lui en donnera ».

N’est-ce pas en effet une constante dans les quatre évangiles que c’est Dieu qui était au cœur de la pensée et de l’action de Jésus de Nazareth? Les exemples abondent pour illustrer que pour lui, ce qui avait du poids, ce qui comptait, ce n’était ni les rites du temple, ni le respect des lois qui distinguaient le pur et l’impur, ni la distinction sociale qu’on faisait entre les justes et les pécheurs ou les juifs et les étrangers. Dans son enseignement comme dans sa pratique, c’est toujours vers Dieu directement qu’il tourne le regard de ses disciples, comme en fait foi la formule synthétique « Soyez parfaits comme votre Père est parfait, soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux ». On peut ainsi relire tout les évangiles en observant comment pour Jésus, ce qui a du poids, ce qui compte vraiment, c’est Dieu, son Règne, sa volonté, son appel, sa miséricorde.

Et puisque Jésus a ainsi donné du poids à Dieu, qu’il l’a « glorifié » en le remettant au centre de tout, Dieu lui donnera (ici le verbe est au futur) du poids à lui aussi, en termes bibliques il le glorifiera, ce qui est une allusion à la résurrection qui, au moment où Jean a situé les paroles que nous méditons, c’est-à-dire la veille de la mort de Jésus, était à venir.

Nous pouvons donc nous arrêter ici sur une question : jusqu’où par la qualité de notre vie communautaire et de nos vies personnelles, nous donnons du poids à Dieu? Est-il notre tout, notre source, notre soutien, et notre plus belle promesse?

Le deuxième thème de l’évangile de ce matin est celui de l’absence. En général, et de manière plus fréquente durant le temps pascal, nous sommes invités à renouveler notre foi en la présence de Jésus ressuscité. On a coutume de parler de ceux qui sont morts en disant : les disparus. Pour nous, chrétiens, Jésus n’est pas disparu. Dieu l’a rendu vivant et, comme l’écrit Paul aux Romains, « la mort sur lui n’a plus d’emprise » (6,9), et l’évangile de Matthieu se termine sur ces mots : « Moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde » (28,20).

Loin de moi de mettre en doute cette conviction chrétienne qui correspond pour nous à des moments forts de notre expérience spirituelle. Il y a à peine quelques dimanches, n’avons-nous pas chanté un cantique qui répétait « Jésus est au milieu de nous »?

Et pourtant…

Le texte de ce matin mentionne deux absences. Il commence par « Dès qu’il fut sorti », ce qui réfère au départ de Judas mentionné au verset précédent en précisant qu’il s’enfonce dans la nuit. (Jn 13,30). Clairvoyant, Jésus voit dans ce départ le début de sa propre fin : le processus final est en marche. Il s’en ouvre à ceux qui sont restés avec lui : « Petits enfants, c’est pour peu de temps encore que je suis avec vous. Vous me chercherez, et, comme je l’ai dit aux Juifs : “Là où je vais, vous ne pouvez pas aller”, je vous le dis maintenant à vous aussi. »

Que d’affection dans ce mot si inattendu : « Mes petits enfants… » L’avez-vous déjà laissé pénétrer en vous? « Mes petits enfants ». Mais surtout, quel richesse mystérieuse se cache dans ces mots « c’est pour peu de temps encore que je suis avec vous. Vous me chercherez… » Vous me chercherez. La foi des chrétiens prend racine dans une absence. Christ est ressuscité, mais de ce côté-ci de la mort, le tombeau est toujours vide. Jésus s’absente, nous ne pouvons pas le retenir, comme il le dit clairement à Marie de Magdala au matin de la résurrection (Jn 20,17).

Ce thème de l’inatteignable traverse toute la Bible de manière invisible. L’être humain, chassé du jardin, ne peut retrouver la présence familière de Dieu qui venait prendre sa marche avec lui dans la brise du soir. Quand Salomon construisit le temple de Jérusalem, il laissa vide sa partie la plus sacrée, le Saint des saints, au lieu d’y mettre une statue de la divinité comme dans tous les temples de l’époque et, encore aujourd’hui, en Inde. Quel reconnaissance de l’impossibilité pour l’être humain de se représenter Dieu! Tous nos efforts pour nous en faire une image, mentale ou matérielle, trahissent son mystère. Le grand théologien médiéval Thomas d’Aquin écrit quelque part : « Nous vivons avec Dieu comme avec un inconnu ».

Notre foi en ce que nous appelons la parole de Dieu ne devrait pas masquer cette réalité du silence et de l’absence de Dieu. Pour mûrir, la foi doit se confronter avec cette expérience. Nous élaborons si facilement des discours qui se veulent édifiants et rassurants destinés à nous faire échapper à cette expérience du vide. Mais elle seule peut alimenter notre désir et notre amour, pour nous faire entrer dans la parole de Jésus : « Vous me chercherez ». L’absence ne se révèle-t-elle pas comme « une présence en creux », selon la belle intuition de Pierre Vadeboncoeur?

Dans sa première lettre dont nous avons entendu tout à l’heure un extrait (1 P 1,8-9), Pierre parle de cette expérience qui est la nôtre : « Lui, vous l’aimez sans l’avoir vu ; en lui, sans le voir encore, vous mettez votre foi, vous exultez d’une joie inexprimable et remplie de gloire, car vous allez obtenir le salut des âmes qui est l’aboutissement de votre foi. »

Enfin, la lecture biblique d’aujourd’hui s’achève sur le commandement de l’amour. « Je vous donne un commandement nouveau : c’est de vous aimer les uns les autres. Comme je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres. À ceci, tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples : si vous avez de l’amour les uns pour les autres. »

Nous connaissons tous et toutes l’objection spontanée que soulève cette parole : comment peut-on commander à quelqu’un d’aimer? L’amour ne se commande pas. Ça n’a pas de sens d’aimer par obéissance.

Mais Jésus parle ici d’un commandement nouveau. Pourtant, ce « aimez-vous les uns les autres » n’a rien de nouveau. D’autres penseurs, d’autres philosophes, d’autres maîtres spirituels l’ont dit sous une forme ou sous une autre. Cela répond tellement à une aspiration universelle! Le poète ne chantait-il pas « Quand les hommes vivrons d’amour… »?

En quoi donc ce commandement est-il nouveau? C’est qu’il s’agit d’une exigence qui vient de l’intérieur. Les lois, les consignes, les obligations viennent de l’extérieur, édictés par des autorités, qu’elles soient parentales, civiles, patronales ou religieuses. Mais Jésus prend ici la relève du prophète Jérémie : « C’est au fond d’eux-mêmes que je déposerai mes commandements, en les inscrivant dans leur cœur. » (31,33).

C’est le « comme je vous ai aimés » qui est le fondement du commandement de l’amour. Ce n’est pas parce que cela nous a été commandé que nous cherchons à vivre dans l’amour les uns des autres. C’est parce que nous avons fait et faisons l’expérience d’être aimés que, sous mode de prolongement, de débordement, nous aimons à notre tour. Et c’est à cet amour mutuel, concret, visible, que l’on reconnaît que nous sommes disciples de Jésus, que nous sommes aujourd’hui la présence de l’absent. Comme on le chante dans un cantique catholique : « C’est à nous de prendre sa place aujourd’hui pour que rien de lui ne s’efface. »

LECTURES BIBLIQUES

Pierre 1,2-8a

Jean 13,31-35

Photo : PAG

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