On répète parfois cette boutade : la visite, ça fait plaisir deux fois : quand elle arrive, et quand elle part. On a beau aimer la ou les personnes qu’on reçoit, la visite dérange toujours un peu; elle bouscule nos habitudes. Elle brise nos routines. Elle implique des tâches qui modifient nos rythmes quotidiens. Recevoir, c’est de l’ouvrage, et Marthe représente bien cette facette de l’hospitalité. Voilà pourquoi, quand Jésus dit de Marie qui demeure assise à ses pieds qu’elle a choisi la meilleure part, il est normal d’être choqué. Nous comprenons tellement Marthe! Elle a parfaitement raison de dire : « Seigneur, ça ne te fait rien que ma sœur m’ait laissée seule à faire le service? Dis-lui donc de m’aider! » En quoi donc Marie a-t-elle choisi la meilleure part?
Nous ne sommes pas les seuls à partager la frustration de Marthe et cette interrogation. Dans la transmission des manuscrits bibliques anciens, le dernier verset qui dit « Marie a choisi la meilleure part » est parfois omis, ou cité avec pas moins de quatre ou cinq variantes; cela reflète que ce verset 42 a dès l’origine provoqué un véritable malaise. Cherchons donc à nous approcher du sens de ce récit qu’on ne trouve que chez l’évangéliste Luc.
Je vous propose d’articuler notre réflexion autour d’une expression que nous connaissons bien : savoir recevoir. Le temps et l’espace manquent pour méditer avec vous sur le fait qu’il peut être difficile de savoir recevoir l’hospitalité, d’entrer dans l’univers de la grâce. Il y aurait toute une réflexion à faire sur notre difficulté d’accepter la gratuité du salut, « la grâce seule ». Mais concentrons-nous ce matin sur l’autre sens de « Savoir recevoir », recevoir au sens d’accueillir quelqu’un, d’offrir l’hospitalité, l’espace d’un repas, d’une nuitée ou d’un plus long séjour, peu importe. Habituellement, on veut faire plaisir, n’est-ce pas? On veut que la ou les personnes qu’on reçoit se sentent à l’aise. On fait le ménage, on prépare un espace pour dormir, on choisit un menu spécial. Et ne dit-on pas parfois spontanément : « Installez-vous, faites comme chez vous? »
C’est bien ce à quoi Marthe s’occupait. Mais, le texte suggère qu’elle en faisait trop. « Elle s’affairait à un service compliqué », et Jésus le lui reflète : « Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et tu t’agites » Un peu plus loin dans l’évangile, Luc rapportera l’enseignement de Jésus adressé à tous : « Ne vous inquitez pas! Ne vous faites pas de souci de ce vous mangerez ou de ce dont vous vous vêtirez » (12,22-31). Jésus ne dit pas qu’elle ne devrait pas faire ce qu’elle fait; il déplore sa manière de le faire. Il observe que Marthe, qui se veut une hôtesse parfaite, ce qui dit bien l’importance qu’elle accorde à Jésus, agit dans une logique de performance. C’est là qu’aux yeux de Jésus, elle se perd, alors que pour lui, une seule chose est vraiment nécessaire et importance : la relation.
Je peux vous confier que lorsque nous recevons quelqu’un à souper, Michèle a le souci de choisir un menu dont la préparation ne viendra pas l’isoler de la présence à nos invités. Cela suppose, par exemple, de préparer le plus possible de choses à l’avance et de devoir passer le moins de temps possible à la cuisine.
Et cela me fait aussi penser à la parabole bien connue des tailleurs de pierre. Un passant curieux s’arrête devant le chantier d’une église et demande à un ouvrier près de lui : Que fais-tu là? L’homme lui répond : « Je suis un tailleur de pierre, tu le vois bien ce que je fais, je taille des pierres ! » Un autre ouvrier lui dit : « Je suis en train de bâtir un mur bien solide ». Entendant cela, son voisin s’approche et dit : « Moi, monsieur, je suis tailleur de pierre et je bâtis une cathédrale ! » On ajoute parfois à l’histoire un quatrième ouvrier qui aurait répondu : « Moi, je travaille poiur la gloire de Dieu ».
Marthe pourrait dire : « Je passe mon temps à couper des légumes et en même temps je prépare la viande pour faire un roti ». Mais elle pourrait aussi dire : « Je fais de mon mieux pour que mon invité ne manque de rien. » C’est déjà différent. Mais, au fond, n’est-elle pas en train d’accueillir chez elle l’envoyé de Dieu, selon la belle expression qu’on trouve dans la Lettre aux Hébreux : « N’oubliez pas l’hospitalité, car, grâce à elle, certains, sans le savoir, ont accueilli des anges » (13,2)? Dans le même sens, on se rappellera la parole du Fils de l’homme : « J’étais étranger, et vous m’avez accueilli » (Mt 25,35).
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Voilà pour Marthe. Voyons Marie maintenant. Le texte nous dit qu’elle s’était « assise aux pieds de Jésus et qu’elle écoutait sa parole ». Si on lit le texte au premier niveau, on pourrait évidemment objecter, avec raison, que Marie a choisi la facilité, qu’elle s’est bien sûr donné le beau rôle, elle qui n’a pas à se fatiguer! Mais c’est ailleurs que Luc veut nous conduire. Il veut nous parler de ses lecteurs qui se disent disciples de Jésus. Il veut donc parler de chacun, de chacune de nous. « Être assis aux pieds de » est une formule orientale pour désigner la condition de disciple. C’est ainsi que Paul dit: « C’est ici, à Jérusalem, que j’ai été élevé et que j’ai reçu aux pieds de Gamaliel une formation strictement conforme à la loi de nos pères » (Ac 22,3).
Mais Luc ne dit pas seulement que Marie se tenait « assise aux pieds de Jésus »; il précise aussi qu’« elle écoutait sa parole », Luc nous la dépeint donc comme une disciple de Jésus : être avec lui et écouter sa parole. D’ailleurs, il vous a peut-être échappé que dans ce segment, Luc n’appelle pas Jésus « Jésus », mais « le Seigneur ». C’est une formulation en usage après la Résurrection. Pour Luc, la meilleure part, c’est d’être disciple.
Mais une autre leçon peut être dégagée de notre récit. Des quatre évangélistes, Luc est celui qui met le plus les femmes de l’avant, aussi bien dans son évangile que dans les Actes des apôtres. Et nous savons bien comment, en Orient, et encore aujourd’hui, et pas seulement en Afghanistan, la place de la femme est au foyer, dans la cuisine. Dans le récit de la Genèse que nous avons entendu tout à l’heure, Sara ne se mêle pas aux hommes, elle reste dans la tente, à l’entrée de la tente; et si Abraham ordonne à ses serviteurs la tâche plus lourde de préparer la viande, il commande à sa femme « Vite! Pétris trois mesures de fleur de farine et fais des galettes ».
Pour Luc, il n’en va pas ainsi dans la communauté chrétienne. On peut s’étonner déjà qu’il mette en scène une femme qui a « sa maison » et que ce soit elle qui offre l’hospitalité. Le Jésus de Luc pousse plus loin cette situation sociale inhabituelle. Quand il s’agit d’être son disciple, il n’y a pas de différence entre la femme et l’homme. La femme n’est plus confinée à l’univers domestique, à la cuisine et aux tâches ménagères. Elle peut être disciple de plein droit. C’est une réalité qui a trop longtemps été occultée dans les Églises chrétiennes, malheureusement encore aujourd’hui, si bien qu’on leur reproche souvent d’être mysogines.
Sur le plan spirituel, quand il s’agit d’être disciple de Jésus et d’écouter sa parole, les femmes comme les hommes ont accès à cette « meilleure part » et cela de leur « sera pas enlevé ».
Voyez-vous, quand Luc dépeint les personnages de Marthe et de Marie, ce n’est pas tellement pour préserver une anecdote concernant ces deux femmes. C’est, comme dans les paraboles, parce que nous sommes les personnages. Nous sommes tous et toutes à la fois Marthe et Marie. Il y a en nous quelqu’un qui, voulant bien faire, « s’inquiète et s’agite » dans un souci de performance spirituelle, et il y a un, une disciple qui se tient en contact avec le centre de l’être, attentif ou attentive à « l’unique nécessaire », la présence à soi et au Mystère qui nous habite et que la Parole nous révèle.
On pourrait tirer d’autres réflexions de ce récit à première vue choquant. Par exemple, il serait éclairant de rapprocher ce récit, qui met en contraste deux sœurs, d’un autre texte propre à Luc qui établit un contraste entre deux frères, où l’aîné qui a toujours travaillé au champ (comme Marthe à sa cuisine) s’indigne de ce que le Père fasse la fête au cadet qui a cherché, lui, à vivre sa vie. Ici encore, Luc nous confronte au contraste entre un personnage qui est mû par une logique de performance et un autre qui accueille la gratuité de l’amour qui se manifeste dans la présence. Nous pourrions encore nous questionner sur nos pratiques de l’hospitalité, dans nos vies personnelles mais aussi dans la vie de notre communauté de foi. Nous pourrions alors découvrir comment l’hospitalité est une école de décentrement de soi et contribue à créer du lien, à créer des parcelles de fraternité. Ce pourrait être pour une autre fois.
Que l’Esprit nous rende attentifs et attentives aux paroles du Seigneur et fasse cheminer notre réflexion.
Amen
LECTURE BIBLIQUE
Photo : P.-A.G.
Un commentaire
Merci, chère Véronique, pour cette belle et profonde réflexion. Effectivement, je me rappelle que ce récit de Marthe et Marie choquait ma mère lorsqu’elle recevait; elle, à la cuisine, et mon père avec les hôtes. Et j’en ai été marqué et choqué aussi… tu m’as fait prendre conscience que, pour briser ces rôles, l’un ingrat et l’autre gratifiant, étant donné que je vis seul et que j’aime recevoir, lorsque j’ai fait construire ma maison, je l’ai fait en style loft (ouvert). Je suis donc à la fois Marthe aux plats et Marie avec mes hôtes. Bien sûr, Marthe ayant pris soin de préparer, en bonne perfectionniste qu’elle est, beaucoup de plats à l’avance…