LECTURES BIBLIQUES : Job 19,23-27 ; 2 Thessaloniciens 2,16 – 3,5 ; Luc 20,27-38
Pourquoi y a-t-il , partout dans le monde, des personnes qui enseignent? N’est-ce pas parce que pour elles, la connaissance doit vaincre l’ignorance? Pourquoi y en a-t-il tant qui sont médecins, infirmiers ou infirmières de toutes disciplines ? N’est-ce pas parce qu’il leur semble clair que c’est un devoir de combattre la maladie et la mort? Pourquoi y a-t-il tant de travailleuses sociales, de travailleurs de rue, de bénévoles des popotes roulantes ou d’animateurs de groupes communautaires? N’est-ce pas parce que pour eux, pour elles, la communion l’emporte sur la solitude et l’isolement? Pourquoi tant de groupes communautaires au service de tellement de causes humaines? N’est-ce pas au nom d’une conviction que la communion est préférable à l’isolement et que la solidarité l’emporte sur l’individualisme?
Au fond, est-ce qu’il n’y a pas en chacun de nous, et dans toute l’humanité, une poussée pour ce que Jésus appelle « la vie en abondance »? Au fond, tout ce mouvement d’humanité n’est-il pas autre chose que le combat de la vie contre la mort?
La vie et la mort : c’est bien de cela qu’il est question dans cette histoire bizarre que nous venons d’entendre qui oppose Jésus aux Sadducéens! Ce n’était pas des deux de pique, les Sadducéens. Leur nom vient de Sadoq, que Salomon, huit siècles plus tôt, avait placé à la tête des prêtres du temple de Jérusalem. À l’époque de Jésus, ils formaient la classe supérieure des prêtres. Ils faisaient partie de l’élite, de l’aristocratie de Jérusalem, et l’historien juif Flavius Josèphe les qualifie de « riches ». C’étaient donc des hommes d’influence et celui qui prononça la condamnation de Jésus, Caïphe, était l’un d’eux.
Les Sadducéens se caractérisaient par leur conservatisme religieux et politique. Pour eux, la Bible se limitait à ses cinq premiers livres, le Pentateuque, la Tora, considérés alors comme écrits par Moïse. Et ils en faisaient une lecture littérale de la Bible. Ils n’acceptaient donc pas la croyance en la résurrection des morts qui était un nouveauté dans le paysage religieux juif, essentiellement parce qu’ils n’y voyaient pas de fondement dans les cinq premiers livres.
Mais ici, soyons francs. La loi du lévirat, comme on l’appelle, est tombée en désuétude, même dans le judaïsme contemporain. Alors, à quoi bon lire ce matin ce récit? Ne s’agit-il pas d’une question archaïque et dépassée, surtout en raison de notre foi chrétienne en la résurrection?
Bonne question. Mais que verrions-nous si nous creusions un peu?
De quoi est-il vraiment question ici?1 Il est question de rien moins que du combat entre la vie et la mort. Car, au fond, qu’est-ce que c’était, la loi du lévirat? C’était une loi visant à assurer la descendance. On le sait, à l’époque biblique, la natalité était une obligation, un impératif, comme elle l’est encore dans certaines cultures. Pensons au stigmate qui entourait les femmes stériles, que la Bible évoque si souvent. (On ne savait pas, à cette époque, que l’homme, dont la semence était visible, pouvait aussi être stérile.) Dans cette culture, un homme avait réussi sa vie quand il avait une descendance. Un homme, car il faut bien reconnaître que dans cette histoire un peu abracadabrante de la femme aux sept maris, cette dernière n’a d’autre rôle que de tomber enceinte et de donner naissance à un enfant pour son mari.
Voyez-vous ce qui est en jeu derrière cette question de la descendance? C’est rien de moins que la préservation de la vie quand la mort avait emporté prématurément un homme sans enfant. La loi du lévirat disait, au fond : il ne faut pas que la vie s’arrête. Il faut que la vie continue. La vie devrait avoir le dessus sur la mort.
Nous croyons par toutes les fibres de notre être qu’il vaut mieux être vivant que mort. N’est-cepas ce qu’exprime la réflexion un peu désabusée de Qohélet : « Pour tous les vivants, il y a une chose certaine : un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort. Car les vivants savent qu’ils mourront; mais les morts ne savent rien du tout; pour eux, il n’y a plus de rétribution, puisque leur souvenir est oublié. Leurs amours, leurs haines, leurs jalousies ont déjà péri; ils n’auront plus jamais de part à tout ce qui se fait sous le soleil » (9 4-6).
Vous aurez remarqué que comme à son habitude, Jésus ne se laisse pas enfermer dans la casuistique pointilleuse des Sadducéens. Que fait-il? Il déplace la question, il la mène dans la profondeur. Il recourt habilement à un texte qui faisait autorité pour les Sadducéens, puisqu’il se trouve dans l’Exode, le deuxième livre de la Bible. Jésus cite la révélation faite à Moïse « Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » et conclut en disant : « Il n’est pas un Dieu de cadavres, mais de vivants ». La mort ne peut être plus forte que la relation que Dieu entretient avec nous. Comme l’écrit Paul, ni la mort, ni la vie… ne sauraient nous arracher à l’amour que Dieu nous porte dans le Christ Jésus (Rm 8 38-39).
L’auteur anonyme du livre de Job allait déjà dans ce sens en plaçant dans la bouche de son héros les paroles pleines d’une assurance inattendue que nous avons écoutées tout à l’heure. « Mon racheteur est vivant – c’est la vie – et de ma propre chair je verrai Dieu ». Cette intuition de Job, sa conviction, est l’ébauche d’un hymne au Dieu de la vie. Et cette joyeuse espérance, Job voudrait la voir gravée dans la pierre pour que, justement, elle ne meure pas. Pour qu’elle échappe à la décomposition, pour qu’elle dure après sa parole fuyante, qu’elle demeure comme une source d’espérance pour tous les vivants. Ainsi, même la pierre, inerte, serait au service de la vie.
La résurrection de Jésus est bien sûr venue consolider l’espérance ébauchée dans ce texte, qui est un sommet de l’Ancien Testament et qui annonce, de manière encore voilée, notre résurrection. Rappelons-nous le sens que, dans l’évangile de Jean, Jésus donne à sa vie: « Je suis venu pour que les humains aient la vie et qu’ils l’aient en abondance. » (Jn 10 10). Comment la donne-t-il? En donnant sa propre vie. La loi du lévirat faisait passer la victoire de la vie sur la mort par le biais de la semence; dans l’Évangile, le Ressuscité se compare à la semence qui meurt et qui, parce qu’elle a consenti à disparaître, porte beaucoup de fruit (Jn 12 24).
Notre foi pascale chante notre confiance que « la vie est plus forte que la mort ». Que « dans la vie, dans la mort, dans la vie au-delà de la mort, Dieu est avec nous. » Que « nous ne sommes pas des vivants voués à la mort, mais, selon la formule heureuse d’André Fossion, des mortels promis à la vie ».
La parole de Paul aux Thessaloniciens déploie alors ici tout son sens. Elle nous rappelle que le terrain sur lequel s’appuie notre foi est solide. Elle nous invite à rester fermes dans notre foi en la vie. Cette fermeté dans la foi constitue l’assise de nos engagements personnels et communautaires. De toute nos forces et dans la recherche d’une cohérence profonde avec nos convictions, nous « recherchons la justice et résistons au mal ». Nous sommes de ceux et celle qui combattent ou aident à combattre tout ce qui ressemble à la mort : maladie, guerre, injustice, solitude, exclusion, ignorance, et nous sommes solidaires de tout ce qui est au service de la vie, la vie des plantes, des animaux et de l’humain.
Car la vie va vers la vie, et le chemin qu’elle emprunte n’est plus sans horizon. Une brèche existe et quand on la franchit par la foi, l’espérance et l’engagement, on peut faire un pied de nez à la mort et s’exclamer, avec Paul : « Mort, où est ta victoire? » (Rm 15 55).
Amen.
Photo : Paul-André Giguère
1Je dois ici une fière chandelle au théologien catholique Guy Lafon pour son commentaire sur cet évangile paru sur le CD-ROM La Table de l’Évangile, aux éditions de la Nouvelle Alliance, 2010.

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